Crédits carbone : le commerce des indulgences de notre ère

Enfants avec un masque de protection respiratoire lors de la marche contre les sables bitumineux "Healing Walk" en 2013 © Zack Embree

Protéger le climat sans avoir à réduire nos émissions. C’est l’hypothèse, aussi belle qu’absurde, d’une pléthore de systèmes de compensation, d’indemnisation et de crédits carbone. Comme si la crise climatique n’existait pas et que nous pouvions continuer à exploiter les énergies fossiles, voyager en avion ou acheter toutes sortes de produits nocifs pour l’environnement.

Comment les entreprises parviennent-elles à faire passer des produits et des services dont on sait qu’ils sont nocifs pour le climat comme "climatiquement neutres" voire"climatiquement positifs" ? Grâce aux systèmes de compensations et crédits carbone (en anglais "Offset" et "Carbon Credits") !

Que sont les crédits carbone et la compensation ?

L’idée qui se cache derrière la compensation et les crédits carbone est d’un simplisme stupéfiant : les émissions produites à un endroit A pourraient en quelque sorte se volatiliser dans l’atmosphère, et n’auraient donc pas d’effet net sur le climat, si on les compense dans un autre endroit B

La compensation, qui peut se réaliser par la plantation d’arbres mais aussi la simple protection de forêts existantes, est censée fonctionner avec à peu près tout : les appareils électroniques, les cosmétiques, les vêtements, les aliments provenant de régions éloignées et même le pétrole brut.  Ce jeu à somme nulle est appelé "zéro net" dans le jargon des experts et des décideurs politiques.

Critique fondamentale

Le problème est que le "zéro net" n’est pas un "zéro réel", car s’il est certain que les émissions de CO2 persistent avec les systèmes de compensation, rien ne garantit que le climat bénéficiera des mesures prises ailleurs, ni quand l’effet se produira.

En juillet 2023, une analyse de la Rainforest Foundation UK a ainsi révélé que quatre des principaux programmes de compensation forestière « ne représentent tout simplement pas de véritables réductions d’émissions ». En janvier 2023, une enquête commune de die Zeit, The Guardian et SourceMaterial a révélé que 90 % des certificats censés compenser les émissions étaient sans valeur pour le climat.

Les partisans des crédits carbone et autres modèles de compensation insistent sur le fait qu’ils sont nécessaires pour compenser les "émissions inévitables" et qu’ils fournissent des fonds pour la protection des forêts.

Les critiques soulignent que malgré 15 ans d’expérience et des milliards d’euros engagés, les modèles de compensation auraient peu contribué à la protection du climat et des forêts et qu’ils seraient souvent utilisés à des fins de greenwashing (écoblanchiment). Pire encore, ceux-ci nuiraient au climat en retardant la prise de véritables mesures de réduction des émissions. Les projets de compensation peuvent également conduire à des conflits fonciers et à l’accaparement des terres, au mépris des droits des populations locales et autochtones.

Il s’agit également d’une question d'équité au niveau mondial : les personnes vivant dans les régions concernées par les projets de compensation, en grande partie dans les pays du Sud, ne produisent elles-mêmes que peu d’émissions et ont ainsi une moindre contribution à la crise climatique. Pourtant, les compensations des émissions générées dans le Nord leur font souvent subir des restrictions sur leurs moyens de subsistance, comme ne plus pouvoir utiliser les forêts comme auparavant.

Existe-t-il de meilleures alternatives ?

Oui, il y en a.

Les crédits carbone et systèmes de compensation permettent de perpétuer le modèle économique actuel, c’est-à-dire le "business-as-usual", et détournent l’attention des véritables solutions de protection du climat et des forêts. Ils veulent nous faire croire qu’une émission compensée ("zéro net") aurait autant de valeur que l’absence d’émission ("zéro réel"). 

Au lieu de cela, nous devons prendre des mesures fortes en faveur de la protection du climat, notamment en sortant des énergies fossiles, qui soient compatibles avec la préservation de la biodiversité, équitables à l’échelle mondiale et respectueuses des droits humains.

Prenons l’exemple du transport aérien. Quelles compagnies ne proposent pas de nos jours de rendre leur vol "neutre en carbone" moyennant un petit supplément, ce qui est bien sûr illusoire, lors de l’achat d’un billet d’avion ? Cette proposition de payer pour des projets de compensation carbone peut être ainsi comprise comme une manière d’atténuer notre mauvaise conscience à prendre l’avion malgré son impact sur le climat que nous connaissons… Si tel est le cas, cela s’apparenterait à une forme moderne de vente d’indulgences.

Les forêts tropicales sont essentielles au maintien du climat mondial et leur préservation nécessite beaucoup d’argent. Cependant, il est possible de soutenir financièrement des projets de protection des forêts de manière plus directe, comme ceux portés les partenaires de Sauvons la forêt, sans passer par des paiements compensatoires souvent douteux...

Les forêts sont bien plus que des puits de carbone et des stabilisateurs de climat. Leur protection nécessite ainsi de trouver d’autres sources de financement, telles que fixer un prix pour les émissions, réaffecter les subventions nuisibles au climat ou taxer les transactions financières. Il est indispensable de s’attaquer aux véritables causes de la déforestation et de la dégradation des forêts, notamment l’agriculture et l’élevage industriels, l’exploitation minière, pétrolière et forestière.


  1. die Zeit, The Guardian et SourceMaterial

    Publications des 3 médias sur le sujet :

  2. "neutre en carbone"

    La compagnie aérienne Delta Airlines, par exemple, prétend être neutre en carbone en raison de l’achat de dizaines de millions de certificats d’émission, alors qu’elle continue à nuire au climat avec ses 4 000 vols quotidiens.

    En mai 2023, la société a été poursuivie en justice aux Etats-Unis pour avoir affirmé être "neutre en carbone" d’ici 2050, notamment grâce à l’achat de crédits carbone. The Guardian reproduit dans son article une déclaration de l’avocat Krikor Kouyoumdjian, qui représente la partie plaignante :

    « Lorsque les entreprises disent : "Ne vous inquiétez pas de nos émissions, elles sont réglées", elles communiquent un sentiment de satisfaction. Elles permettent aux consommateurs de payer pour se sentir mieux et de ne pas avoir à se soucier de l’impact de leur consommation. Mais cela va à l’encontre de la réalité. Ce n’est pas quelque chose que vous pouvez faire disparaître en payant. »

    Delta Airlines a demandé au tribunal de rejeter la plainte.

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